“C’est la base ! Si t’as pas vu ça, t’as rien vu de l’Inde!”
Mes yeux perplexes clignent quelques fois avant de reprendre mes esprits. J’ai passé un mois en Inde, mais d’après mon vis-à-vis, j’ai tout loupé parce que je ne me suis pas plantée dans une queue interminable, aux aurores, pour pouvoir espérer photographier un tombeau grandiose érigé en l'honneur d'un amour perdu sans une foule de monde pour gâcher la photo.
Intéressant…
Déjà parce que je suis persuadée que mon interlocuteur ne connait rien de l’Histoire du Taj Mahal et qu’il aurait simplement souhaité me voir sourire béatement en montrant du doigt le bâtiment sur du papier glacé, mais surtout parce ce que c’est bien réducteur de résumer le 7ème plus grand pays de la planète, le foyer de civilisations parmi les plus anciennes du monde à une seule des 7 nouvelles merveilles du monde depuis 2007.
Ce qui m’a mené à réfléchir au spectacle du tourisme…
Quand vous voyager, ça vous est déjà arriver de vous attendre à un univers bien plus proche d’un fantasme que de la réalité ? Vous vous êtes imaginé monter au Macchu Pichu à dos de lama avec un guide en poncho? Ou vous faire accueillir par des danseuses à moitié nues vous offrant un collier de fleurs à Tahiti?
À l’inverse, ça part de la même idée que ce font les touristes indiens s’attendant à voir partout des sommets enneigés en Suisse comme dans les films de Bollywood ou encore les japonais qui peuvent supposer que le peuple suisse ressemble aux personnages du manga d’Heidi.
Mais alors quel processus mène à trouver étrange, ce qui est étranger?
La construction géographique de l’Altérité se pose sur trois piliers : la dichotomie, la hiérarchie et la stigmatisation.
En gros, on distingue le Toi du Moi, le Moi est supérieur au Toi et sous le prétexte de l’altérité on procède à une différence de traitement.
Deux processus ont lieu simultanément : la construction géographique de l’Altérité et l’Altérité géographique valorisée.
Depuis le XIXème s., on a vu se créer un déterminisme entre “races” et “continents”. De part cette notion de “continent” relativement récente et spécifiquement occidentale, la catégorie raciale a été superposée aux continents et l’un a nourrit l’autre. C’est-à-dire que « l’Afrique » est devenu la Terre des « Noirs », « l’Asie » celle des « Jaunes », etc.
«Le meilleur climat pour la meilleure des civilisations»
C’est bien le sous-entendus du déterminisme environnemental qui participe à la construction géographique de l’Altérité. La géographie a présenté le climat européen comme «tempéré», donc ni trop chaud, ni trop froid. Le reste du monde a des climats dans les extrêmes.
Cette idée s’étend ensuite à la vision qu’on a des peuples qui y vivent. Des peuples “différents”, “sauvages”, “bizarres” et dont le climat extrême limite le “développement”.
Plus on va loin, plus on revient dans le temps
Comme si “l’évolution” se faisait de manière centrée au-dessus de l’Occident et plus on s’éloignait de ce point d’ancrage, moins la modernité et le progrès étaient présents. Donc la construction géographique de l’Altérité prétexte des différences géographiques pour expliquer et justifier des différences culturelles et une hiérarchie des peuples.
Une sorte de domestication de l’Altérité
Il s’agit, tout d’abord, de décontextualiser l’Autre. On procède alors à un déplacement matériel et symbolique. On transporte la «normalité» étrangère dans la norme “dominante” pour en faire une curiosité.
C’est, par exemple, le cas de la «Belle Hottentote» ou des lions aux parcs zoologiques qui sont décontextualiser pour être recontextualiser dans la norme dominante en tant qu’étrange. Ceci prouve le pouvoir du peuple dominant sur l’objet exotique.
Ensuite, on apprivoise l’Altérité à travers des représentations répétées et reproduites de l’exotisme, par le cinéma, la littérature ou le théâtre.
Un objet est exotique s’il est déjà vu et «re-présenté». C’est quelques chose dont on a déjà entendu parlé, que l’on reconnait et qui ne nous fait plus peur, mais au contraire nous rassure.
L’objet exotique n’est donc pas quelque chose que l’on voit pour la première fois, ce n’est pas une découverte mais bien plus une reconnaissance. C’est en fabricant l’Altérité qu’on la rend exotique et pittoresque, c’est-à-dire déjà vu et digne d’être photographiée. Puis, il y a la théâtralisation de l’exotisme.
On mets en scène les objets exotiques, ce qui dénote une disposition matérielle sur les objets et donc un pouvoir sur eux. Cette fabrication de l’exotisme permet de montrer ces objets sans danger et dans le cadre d’une mise en scène non menaçante. Finalement, l’objet exotique se vend et s’achète. Les peuples exotiques sont relégués aux rangs d’objet, de monnaie d’échange que l’on peut marchander et acquérir.
C’était le cas, par exemple, dans les cabinets de curiosités qui montraient des objets dits «anormaux», exotiques.
Un spectacle de l’exotisme
Le sujet voit l’objet d’un point de vue charmant, mais il existe une réelle distanciation avec l’objet et une rupture entre le sujet et ce qu’il regarde. Le sujet regarde l’objet sans vouloir devenir l’Autre, il préfère rester lui-même pour pouvoir ressentir le choc de la différence dans lequel son identité est dominante.
La période de la colonisation est d’ailleurs celle du règne de l’exotisme. L’exploration mets en avant le côté brut de l’Ailleurs. C’est une période de découverte où tout est nouveau, étrange et lointain. Puis, l’exotique a été banalisé avec la mondialisation qui réduit les distances autant symboliques que matérielles.
Mais tout les “Ailleurs” ne sont pas forcément exotiques. L’objet exotique doit être loin, mis en image, charmant et inférieur. Les lieux exotiques sont de vastes ensembles lointains auxquels correspondent des stéréotypes qui les définissent et les rendent attractifs. De part l’eurocentrisme et l’ethnocentrisme de l’exotisme, les contrées exotiques sont les Proche-Orient, le Moyen-Orient, l’Océanie, l’Afrique, l’Amérique du Sud et l’Extrême Orient. L’Amérique du Nord, par exemple, n’est pas exotique parce que c’est un endroit trop moderne et surdimensionnée pour que l’on puisse s’y sentir supérieur et lui porter un regard condescendant.
Tourisme ou l’apparition de nouveaux centre d’exotisation
On peut le constater notamment à travers le tourisme qui se base sur l’exotisme pour faire vendre des destinations lointaines, mais aussi dans le médias qui diffusent des émissions où le sujet est emmené dans un milieu exotique et fait part de ses sensations. On pourrait penser que ce sont là des phénomènes d’exotisme inverse, car ce n’est plus l’Ailleurs qui est recontextualisé dans la norme dominante, mais bien un individu de la norme qui est envoyé dans un Ailleurs à la norme différente. Pourtant, le regard que le sujet pose sur l’objet reste le même. En effet, malgré le mouvement qui s’inverse, le rapport de pouvoir reste le même. Ce n’est pas “l’Occidental” qui est observé par “l’Ailleurs”, mais bien l’Occident qui observe “l’Ailleurs”, cette fois d’un point de vue « interne ».
Afin d’opérer une réelle “désexotisation”, il faudrait pouvoir remettre les choses dans leur contexte. Il s’agit alors de déconstruire l’exotisme en ayant conscience des biais et en se regardant avec le même suspicion que l’Autre, comme Montesquieu le faisait dans ses “Lettres persanes” en 1721. Car il avait bien compris que l’Ici est l’Ailleurs de quelqu’un d’autre et qu’il n’y a aucune raison de ne pas regarder l’un comme l’autre d’un oeil curieux et critique à la fois.
Oui, je sais, je me suis emballée…
-.-
Sources :
Fléchet A. (2007), « L’exotisme comme objet d’histoire », Hypothèses, pp. 15-26.
Gauthier L. (2008), « L’Occident peut-il être exotique ? De la possibilité d’un exotisme inversé », Le Globe, n°148, pp. 47-64.
Staszak J.-F. (2008), « Qu’est-ce que l’exotisme ? », Le Globe, n°148, pp. 7-30.
Staszak J.-F. (à paraître), « La construction de l’imaginaire occidental de l’Ailleurs et la fabrication des exotica – l’exemple des koi moko maoris », Herniaux D. y Lidon A (dir.), Geografia de los imaginerarios, Barcelon/Mexico, Anthropos/Universidad Autonoma Metropolitana Iztapalapa, pp. 1-40.
Todorov T. (1989), « Nous et les autres : la réflexion française sur la diversité humain », Seuil, Paris, pp. 355-362.
Urbain J.-D. (2002), « L’idiot du voyage », Petite Bibliothèque Payot, Paris, pp. 265-270 et 283-295.
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